Bulletin n°18

« Le Premier cercle de l’égrégore », épisode 1 – par Francis Cohen

A propos de Puységur : La Grande Bibliothèque, Flammarion « Textes », 1983.

… Cela a commencé, par hasard, en juillet 2013. Avant de lire, j’ai vu cette prison de Piranèse dans laquelle j’ignorais encore que j’allais me perdre pendant quatre ans. Cette prison, comme la lecture, est un labyrinthe, « une prison sans murs, comme l’écrit Georges Poulet, ou du moins sans bornes, une prison qui emprisonne non par privation d’espaces mais par excès de celui-ci. » Je croyais que « je ne pourrais pas vivre avec ça sous les yeux ».

Très vite j’ai suivi avec passion les pérégrinations d’Edmond et de Pierre dans La Grande Bibliothèque, mais dès la page 19, une énigme vint s’interposer entre le livre et moi quelque chose comme une écriture de ma lecture, j’avais le sentiment étrange d’être lu, alors même qu’elle ne pouvait encore que m’ignorer.

Aujourd’hui, quatre ans après avoir commencé, je crains de m’être engagé dans une enquête piégée, aimanté par une perversité. Comment admettre que ce qui a pendant quatre ans servi de prétexte à ma lecture en délire n’est rien de plus qu’une aventure prévue par elle et par les nombreuses lettres que je reçois depuis que je suis entré dans la Grande Bibliothèque ? J’ai su très vite que je ne choisirais plus mes lectures, elles m’étaient dictées par des mouvements dont il me faudrait construire l’ordre, par conséquent lire une œuvre serait autant l’effet de mes lectures que de ses désirs.

Elle poursuivait sa mise à nu, son corps suivait les mouvements de mes yeux sur la page du livre, elle me lissait le corps, je devenais sa statue pour ce plaisir qu’elle voulait durable, c’est à moi qu’elle donnait une existence abrupte. Je ne savais plus si c’était le livre ou elle qui œuvrait, elle me faisait devenir le lecteur que j’ignorais pouvoir être ; j’étais l’effet de sa perversité, parallèlement, si je puis dire, elle faisait que l’œuvre, non pas le livre que j’allais lire, que je lisais déjà, devienne – devient – œuvre par-delà l’auteur dont le nom induisait notre aimantation réciproque. Elle savait y faire pour que ma lecture ne fasse rien, n’ajoute rien, elle ne voulait que mon consentement, que je ne dise que cela – oui, lire par ce oui, alors que je cherchais déjà à saisir le non de la dénégation que les premières lettres que je commençais à recevoir de « l’auteur » semblaient induire avec une facétie retournée sur le sérieux de sa lecture parallèle.

Je ne voulais la prendre que pour ce qu’elle était et me débarrasser de « l’auteur », mais elle entretenait la conversation, même pendant nos ébats, je lisais ou je parlais sans trop savoir. « Qu’as-tu voulu dire au juste ? Quelle vérité crois-tu pouvoir apporter ici ? Tu ne pourras jamais sortir de ce livre qui n’a pas été encore lu. » Je ne voulais pas me soumettre à son « texte » puisque c’est ainsi qu’elle appelait notre aimantation.

Je suis en train de lire. Je suis avec un livre, elle recommence à me posséder. Elle est cette angoisse du moment de lire parce que « un livre qu’on lit devient sale. » Elle ne demande rien, nous ne sommes pas doués, j’accumule les ignorances, une immense ignorance, je la prends sur la page et je ne suis plus. Qu’est-ce qu’un livre qu’on ne lit pas ? Une femme qui n’est pas encore. Lire, ici, ce serait faire qu’un désir prenne corps et allège le livre de son auteur. La lecture prend l’œuvre pour le désir qu’il sera et ainsi la débarrasse de son auteur.

Qu’est-ce que je lis ? Qu’est-ce que je ne lis pas ? Qu’est-ce que je ne lis pas encore ? Qui me lit ? Quatre questions, quatre entrées dans ma lecture. Mais la lecture ne met jamais en question un tel livre, contrairement à ce que je lis, ce livre a toujours déjà été lu, non par des lecteurs mais par des livres, des livres sans lecteurs et pourtant, oui, la lecture est unique et chaque fois la seule.

Je ne sais pas si tous ces livres sont comme des anges, les anges n’ont pas d’histoire, c’est elle, l’Histoire qui veille sur les livres. Le livre est là et l’Histoire attend de s’y reconnaître malgré les écarts, les dénégations, les ruses des livres. Le livre est là, mais l’œuvre est encore cachée et l’Histoire aussi qui attend le Lazare, veni foras. [Elle se voudrait transparente…

Bulletin n°18 - Lecture en ligne. « Le Premier cercle de l'égrégore », épisode 1. – A propos de Puységur : La Grande Bibliothèque, Flammarion « Textes », 1983 par Francis Cohen — Parutions.

Suite de la lecture…

Elle se voudrait transparente, être pénétrée, tenter le vertige, lire ce qui n’est pas écrit, je voudrais faire sauter la crypte, ce serait merveilleux cette ouverture par la lecture. Mais ne s’ouvre que ce qui est fermé, ce qui se refuse et, elle, elle est tout le contraire d’un refus malgré la dissimulation dont elle sait jouer avec moi. Si je renonce, elle formule ironiquement une sorte d’appel qui ne peut venir que de ce qui dépasse ce que je lis, là où l’air manque, où je tombe d’un escalier à l’autre dans cette prison pacifiée par la démesure. Oui j’ai cru pouvoir poursuivre ainsi à falsifier un texte dont je savais qu’il était au cœur de La Grande Bibliothèque puisque son exergue en était extrait. Le tourment de la lecture qui transfigure est inévitable, le jeu sans fin des falsifications fera partie du jeu.

Cliquer ici pour télécharger le premier épisode de l’enquête de Francis Cohen dans le labyrinthe de La Grande Bibliothèque.

Parutions

Générique Jean Daive : http://​generiquejeandaive​.fr/

Bertrand Ogilvie, Le travail à mort / au temps du capitalisme absolu, L’Arachnéen, avril 2017.

Slot n°16, numéro français coordonné par Victoria Xardel, Chateaux, printemps 2017.

Consulter les autres numéros