Bulletin n°15

« la voix échappe » – par Eric Pesty

A propos de : Anne-Marie Albiach, État, Mercure de France, 1971.

L’objet de cette notice est d’interpréter le contraste entre l’architecture symétrique du livre État et la dissymétrie de la table des matières le concluant.

État se compose de deux parties : Énigme et « État », disposées de part et d’autre du centre géométrique du livre, lesquelles se divisent en sections : neuf chapitres numérotés, non titrés et non recensés dans la table des matières pour Énigme ; quatre chapitres numérotés et, à l’exception du premier, titrés pour « État », qui se sous-divisent à leur tour en un nombre variable de séquences, toutes indications inversement reproduites dans la table.

Redoublant la structure symétrique du livre, se signale, par l’importance attribuée à la seconde partie, la recension de la table des matières, dont seul un changement de perspective : passage du point de vue de la composition du livre à celui des plans d’énonciation, pourrait rendre compte. La première page de Commentaire ou monologue (séquence à partir de laquelle se détaille, singulièrement, la table) présenterait, à cet égard, une des inflexions majeures du texte, par l’introduction de deux niveaux enchâssés de discours rapportés : des guillemets, s’ouvrant à deux reprises à la page soixante-dix-neuf, ne se fermeront qu’aux pages cent-seize et cent-vingt, – discours occupant les dernières quarante pages du livre, avant qu’une reprise en charge de l’énonciation, sous la forme d’une clausule de sept lignes, ne conclue le texte.

Discours direct, pour s’en tenir à la terminologie grammaticale traditionnelle : si les guillemets opèrent une deconnexion entre le sujet d’énonciation (je) et le texte qu’ils enclosent, rapportant ce dernier à une voix différente de celle qui soutient l’énoncé en cours, cette déconnexion suppose également une redéfinition des repères déictiques (ici, maintenant) autour de l’instance dont désormais ils dépendent. Tel est, dans sa mise en scène, l’événement textuel par lequel le dernier tiers du livre accède au principe de double énonciation, constitutive de l’écriture théâtrale.

L’énonciation délégante, fournissant le cadre figuratif et narratif des discours qu’elle accueille, déterminerait en les contrôlant par le biais de didascalies (indications en marges du texte systématiquement reproduites dans la table) les conditions d’exercice de la parole : voix d’« auteur » ; l’énonciation déléguée, se dédoublant, formant le corps actuel du discours : voix de « personnage(s) ». Le surgissement de ces voix, médiates mais qui ne sont dictées par rien d’extérieur, ne font signe que vers leur propre « corporéité », est désignée d’une alternative : Commentaire ou monologue. En tant que seule didascalie échappant à l’espace qu’enclosent les guillemets, ce segment peut en effet titrer l’ensemble du discours rapporté, en dépit même de la division des chapitres qui lui succèdent et en scandent les mouvements ; il se révèle encore aporétique : marquant d’une part les voix qui surviennent dans l’interstice du discours premier les accueillant : commentaire ; d’autre part les voix qui, déterminées en leur devenir scénique, sont contemporaines à ce procès : monologue. Voix à la fois contrôlées, dans l’espace de didascalies, et s’inventant : la notion d’Épopée s’y éclaire, dans le sens de ce que, présentement, elles performent.

Relire État sous ce rapport, c’est mettre en jeu les conditions de ce qu’Anne-Marie Albiach nommait une écriture au carré : réfraction du discours dans sa profération simulée.

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