Prison-palais

Traduire Fängelsepalatset, par David Lespiau

 

« Chaque pensée possède sa propre cellule. Mais d’une seconde à l’autre, et apparemment pour un rien, chaque cellule peut devenir une chambre, une chambre de justice présidée par la langue. »

Walter Benjamin, Karl Kraus

 

On construit une architecture mentale et émotive, calée sur le système nerveux. Enfin on essaie à deux, pendant trois ans, de reconstruire en français une architecture que Martin Högström a élaborée en suédois, une architecture qui elle-même parle d’architecture et de murs, de prison à double fond ou qui se retourne, s’inverse, sans que ce renversement soit une échappée, plutôt la complexification d’un problème qui se transforme ainsi, peut-être, en un début de solution – où tout est double, ambigu, dépassant les contraires. À la fois : scènes internes et externes ; murs et passages ; pièces vides mais pleines de lumière, de silence, de bruits ; couloirs déserts mais traversés de gestes, de mouvements, de bribes de langage, de récits ; prison à/et domicile sophistiqué, lieux de vie et de pensée, décors devant un regard dessillé qui cherche les faux raccords, les surfaces douteuses. Où un détenu retrouverait via le langage sa liberté de penser, de parler, d’agir, de voir. Violence rationalisée des rapports humains, logique de surveillance et de contrôle, clôture mentale généralisée, toujours logées dans des zones spécifiques du langage, familières ou non – traversées par l’étude minutieuse de ses manifestations, le questionnement technique et éthique, la recomposition de ses formes.

Le ton est calme, légèrement assombri ; il s’agit d’une investigation, dont le temps de vie est à la fois le risque et l’enjeu ; se sortir d’ici – de cette grille –, sachant qu’il faudra d’abord y rester longtemps, l’étudier à fond pour comprendre où et quand les choses vont pouvoir pivoter, s’articuler, glisser enfin autrement, latéralement, littéralement ; où et quand certaines parois, certains écrans montés sur rail pourront bouger, quel est leur mécanisme. Et ce grâce à des phrases qui finissent par se confondre avec ces bords, ces limites, ces lignes – qui les expérimentent en les reformulant. Bords et angles de murs, de cloisons ; rangs de métal où lire des signes ; tension et boucle de chaînes, rubans de Möbius, entraves, liens ; et images à reflets multiples – mondes construits, bâtiments, monuments, galeries et couloirs, sculptures et dorures, jardins, forêts, figures humaines, enchâssements temporels complexes –, avec leur paysage grammatical au dos qui semble apparaître par transparence. L’investigation suit ou élabore cette forme de rêve éveillé, entre récit, méditation, analyse floutée des situations de contrainte, de violence, de clôture – avec les outils de la syntaxe, de la coupe, du rythme, de la prosodie ; avec les intonations et les connotations propres à la place des mots dans chaque vers, au choix du lexique ; lexique qui pourra tour à tour être concret et abstrait, dans des formulations claires ou indécidables, dialectiques, argumentatives, techniques ou descriptives puis coudées vers le conte ou le mythe, et leur codage, une sorte de compte de faits qui dérape, s’ouvre, se poursuit autrement devant les yeux.

C’est un poème long, un poème-livre : aventure immobile d’une pensée qui creuse ou compose à chaque page ses analyses de l’enfermement, analyses qui mutent en systèmes d’ouverture ; ligne par ligne – que l’on pourra monter et descendre, à la façon d’un exercice –, dix-sept à chaque fois cochées sur le mur ; chaque page posant une étape dans le cheminement, la recherche d’une clarté, avec ses doses variables de dépits et de possibles, ses opérations recommencées de destruction. C’est un documentaire sur un chiffrage très ancien du cœur humain, percé par le travail du poème contemporain – qui le lit, le relie à aujourd’hui, le délivre ou en conçoit un dénouement dans l’étude, le parcours entier de la zone de contrainte, l’absorption dans son récit recommencé, renversé depuis l’intérieur, et toujours infiniment repris.

de Dorothée Volut 2008 14 x 22 cm, 24 p., 9 € isbn : 978-2-9524961-7-9

traduit par David Lespiau et l’auteur
2022
14 x 22 cm, 120 p., 16 €
isbn : 978−2−917786−77−2

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