Bulletin n°26

« Si le temps le permet » – par David Lespiau

A propos de La Dépêche de San Zaninovo, dirigée par Victoria Xardel. (Ce texte a été commandé, traduit en suédois et publié dans Collwood Villa n° 10 – supplément au dixième numéro de la revue Chateaux, Stockholm, 2021. Nous remercions chaleureusement la rédaction de la revue : Beata Berggren, Martin Högström et Peter Thörneby, de nous en avoir permis la publication en français.)

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J’ai devant moi trois feuilles volantes, imprimées en jet d’encre sur papier bleu, glissées dans une pochette au milieu des rayons de la bibliothèque du Cipm. Trois Liste trimestrielle des correspondants et de leurs destinataires, chaque liste à l’en-tête La Dépêche de San Zaninovo – sous-titrée Hebdomadaire paraissant le jeudi – avec numéros, dates, titres ; plus quelques informations en bas de page, dont les noms des abonnés (jusqu’à dix) et une adresse à Venise. Ces listes documentent la série de lettres hebdomadaires, et ses accidents. Trente-deux lettres – n° 0 à 36, avec des sauts – écrites du 23 septembre 2010 au 2 juin 2011 ; six lettres, n° 15, 16, 20, 26, 27, 34, projetées mais non réalisées ; une lettre, n° 29, écrite mais non envoyée ; et deux lettres n° 32. Victoria Xardel a écrit vingt et une de ces lettres (à dix-huit destinataires différents) plus une avec Laurent Perez ; et il y a huit autres expéditeurs (neuf destinataires différents). Cela se passe beaucoup entre Venise – quartier de l’église San Giovanni Nuovo ; San Zaninovo en vénitien – et Paris ou Marseille ; cela passe aussi par l’Alsace et la Norvège, ou New York, Trieste, Domodossola…

Ces listes, ce sont le détail des gestes de la revue, et la seule forme dupliquée : réservée aux abonnés. « La Dépêche […] paraît le jeudi de chaque semaine. Son tirage limité à un exemplaire est intégralement envoyé à un unique destinataire, chaque fois différent. L’abonnement, d’un montant annuel de 25 €, ne préjuge en rien de la réception d’un numéro, de même qu’un numéro peut être envoyé à une personne qui n’est pas abonnée ». Aucune règle. Les lettres sont en général manuscrites ; sur papier à en-tête de La Dépêche, mais pas toujours. Victoria Xardel, qui dirige la revue, ne connaît pas forcément les lettres qu’elles n’a pas écrites ; des copies ne lui sont pas adressées ; elle-même ne garde pas de copie de ses lettres. Envoyer une lettre, ou savoir qu’elle l’a été, suffit.

La lettre, c’est la conversation fausse, reprise autrement – tout y est écrit, distancié et séparé – qui la rejoint sur un plan de vérité. Recoller des pans d’espace et de temps, réarticuler des moments disjoints, hors de la fausseté du temps dans l’écrit : hors du présent, en le redéfinissant ; par le texte. « Derrida fait plusieurs remarques sur l’anacoluthe. Il note que “L’anakoloutha désigne généralement la rupture dans la conséquence, l’interruption dans la séquence même, à l’intérieur d’une syntaxe grammaticale ou dans un ordre en général, donc aussi dans un ensemble (…)” ».

La revue reprend les conversations. Soit parce qu’il y a eu suspens, en présence ; et qu’il convient de relier, à distance : une action, une question à laquelle on n’a pas répondu sur le moment ; « Peut-être commençai-je une phrase qui s’interrompit en son centre ; mais je ne sus pas répondre. J’aimerais reprendre aujourd’hui cette réponse » ; c’est déjouer le suspens par un suspens inverse : la réponse met du temps à rejoindre son destinataire, intègre ce temps. Soit parce qu’il y a suspens, par la distance ; et qu’il convient de recréer une continuité dans la lettre ; « Tu me demandes ce que je lis. J’aime beaucoup cette question. Elle vient en second dans les questions auxquelles j’aime répondre, tout comme j’aime les poser, la première étant “Qu’as-tu fait aujourd’hui (ou hier) ?” Si cette question me plaît, ce n’est pas tant pour le contenu de la réponse qui y sera faite, mais pour la façon dont se forme la succession, à la fois dans la vie même et dans l’expression. La question porte sur la succession. Comment s’élabore un mouvement de succession unissant des éléments simples (…) ».

Dans les deux cas : lignes de succession, parallèles, liant des gestes dans des vies et des lieux distincts ; lignes de grammatisation et de dramatisation qui densifient la pensée. Adresser ces lettres, c’est cristalliser cette perception, la faire advenir sur les plans du texte et de la vie de chacun – dans une forme d’élaboration grammaticale commune, proposée à distance. Ce qui ne va pas sans difficultés. « Les numéros 26, 27 et 34 n’ont pas été assurés, pour cause de mélancolie. Deux numéros 32 l’ont été. Dans un suspens que connaissent les épistoliers, le numéro 29, entièrement rédigé, mis sous pli et timbré, n’a pas été envoyé » ; elle contient déjà le projet d’une autre revue.

Cliquer ici pour télécharger l’intégralité du texte de David Lespiau.

n° 26

LECTURE, Note, PARUTIONs

Note


En écoute depuis le 2 avril 2021, jour de la parution de Hors-temps chez Label Bleu :
Edward Perraud trio en direct de la Maison de la Culture d’Amiens. Le set est suivi d’un entretien avec Edward Perraud.

 

Parutions


Dorothée Volut : Alfabet
, Översättning Johannes Fridholm och Minus Miele, Chateaux, 2021 [Suède].

Claude Royet-Journoud : Preposisjonenes teori, Gjendiktet av Thomas Lundbo og Jørn H. Sværen, Kolon Forlag, 2021 [Norvège].

Francis Cohen, Le Daiveland. Parcours dans l’oeuvre de Jean Daive.Préface de Bernard Noël, Furor, mars 2021.

Cesare Pavese, Dialogues avec Leuco, traduit de l’italien par Marie Fabre, Trente-trois morceaux, mars 2021.

Marie de Quatrebarbes, Les vivres, P.O.L, mai 2021.

Le Journal des Laboratoires / Mosaïque des Lexiques K, L, M, N, O + P, Q, R, S, T + U (sous la direction éditoriale de Pascal Poyet), Les Laboratoires d’Aubervilliers, 2021.

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