Bulletin n°08
« Pris de vitesse » – par Francis Cohen
A propos de : Patrice Loraux, Le Tempo de la pensée, Librairie du XX° siècle/Seuil, 1993.
« Il faut avouer que ces raisonnements sont un peu suspects parce qu’ils vont trop vite et nous font violence sans nous éclairer. » |
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Leibniz, Lettre à la princesse Elisabeth, 1678. |
Une pensée, une phrase, peuvent avancer trop vite, une phrase peut dépasser la pensée, ou bien la phrase peut entraîner par sa rapidité une pensée au-delà du penser qu’elle croyait impensable. Il y a une certaine prévention de la lecture face à ces excès de vitesse. Le lecteur ne rattrapera pas toujours la phrase, il lui faudra alors « trouver l’allure qu’une pensée doit adopter pour rencontrer des résistances et venir à bout de celles-ci. »
Et le lecteur découvrira qu’il peut, peut-être, poursuivre.
Deux noms, Rimbaud et Aristote, donnent les mesures de l’allure. Deux vitesses-témoins de la pensée. Deux allures à la hauteur de l’inouï. Ou bien que donne à entendre la vitesse d’une pensée, et comment l’entendre ?
Il s’agit donc de trouver l’allure qui convient à l’écoute, à la poursuite de l’écoute.
Je relis Moriendo de Roger Laporte, je chercherai mon allure à partir de ce livre. Je relis le Tempo de la pensée en lisant Moriendo et réciproquement. Les deux textes jouent et s’ajustent à l’échec, que ni l’un ni l’autre n’ont écrit, mais que chacun poursuit, non pour suivre l’échec mais pour le conjurer.
« Poursuivre. Poursuivre, mais en serais-je capable ? » Roger Laporte.
L’écriture ne cesse de se reprendre, « peut-être » l’écriture.
« Maintenant, je sais comment poursuivre ! » Wittgenstein.
Patrice Loraux commentant cette phrase enjoint à se risquer au « peut-être ». Il ne faut jamais cesser de poursuivre pour suivre l’écoute requise afin de poursuivre la lecture.
J’aimerai lire le Tempo de la pensée comme Une (autre) vie, c’est-à-dire comme la bio-graphie d’un philosophe dont la vie ne commence qu’avec l’écriture des philosophes qu’il lit. Celui qui dit « je » dans « Je ne publierai pas d’anecdotes » écrit une biographie. Il faut entendre ce mot au sens strict, comme l’entendait Roger Laporte qui inventa le genre : écriture de la vie, non pas la vie mondaine, mais la vraie vie, la vie de la vraie écriture, celle qu’elle poursuit. « Je sais, écrit Patrice Loraux, que le soi vit par le livre, et non par l’anecdote. » Rien d’autre que cet advenir de la lecture, mais celui qui écrit qu’il ne publiera pas d’anecdotes ne cherche pas à s’effacer, au contraire, il ne cesse d’être par cette phrase écrite, par laquelle il peut écrire :
« Je ne me rattraperai pas. »
Et Roger Laporte :
« J’ai toujours gardé la conviction sans laquelle j’aurais tout abandonné qu’à me dérober à l’épreuve, je perdais la vie. »
L’épreuve ne laisse rien passer, elle est le passage lui-même qui œuvre où l’œuvre passe et ce passage affecte. Celui qui se refuse à l’anecdote, celui qui n’existe pas hors du passage est en affinité avec une forme de mobilité, avec l’énigme de l »« en tant que tel ».
« Il y a un temps heureux du travail de la pensée, écrit Patrice Loraux, où l’appareil discursif joue de son activité opératoire et en jouit. » La jouissance du passage, comme passage, est l’éclair d’une phrase qui jouit de se penser dans la pensée du lecteur. C’est le « c’est ça » inouï, le « passage Rimbaud » de la pensée. Mais la philosophie n’est pas toujours à la hauteur d’un « c’est ça ». La phrase qui risque le passage n’est pas toujours lue. Il faut repasser par le pont, il faut s’apprêter à ralentir au-dessus d’un précipice « pour traduire la sensation de pensée ». Si penser est une sensation, la question n’est plus celle du partage ou du pensable du penser, mais plutôt celle du contact.
Comment être touché par une pensée ?
Patrice Loraux pose « la dureté » en paradigme pour donner à toucher ce que lire exige. Décrivant le parcours de son approche des textes de Jean-Toussaint Desanti, l’auteur évoque la dureté décourageante de cette épistémologie des mathématiques. Mais la dureté n’est que le symptôme d’une incapacité à renoncer au « principe d’affinité » qui présuppose l’accord déjà donné du « pensant et du pensable ». […
Suite de la lecture…
On pourrait facilement décalquer la dureté du sens sur Moriendo :
« Tu as dit dureté. En conséquence, si elle advient ici même en personne, tout sera heurté, brisé, malmené. Il faudra s’y reprendre à plusieurs fois, revenir sur ses pas, renouer les fils cassés. » (Patrice Loraux)
« Ce passage énigmatique, ne l’ai-je pas seulement désigné, et de trop loin ? Je le crains. Avant d’avoir la chance de m’en approcher davantage, il me faudra d’abord refaire le chemin, ou plutôt trouver une autre voie car au moment où j’ai admis que je m’étais engagé, non sans quelque perfidie, sur une fausse piste, cette séquence a prématurément pris fin. J’ai été seulement effleuré par l’épreuve. » (Roger Laporte)
La dureté de l’épreuve à l’épreuve de la dureté, « le même qui est moteur et qui entrave ».
Pourquoi je continue à citer Roger Laporte en lisant Patrice Loraux ? Peut-être parce qu’il n’y a de livre que biographique, mais peut-être aussi parce que la biographie est au chemin ce que la trajectoire est au trajet. Non le chemin de la méthode donc, mais le mouvement qui ne renonce ni au surplace ni au retard.
« Ce qui fait écrire empêche d’écrire. Tout est à négocier. » Cette phrase de Patrice Loraux peut être contresigné par celui qui inventa le genre biographie. Tout est à négocier pour qu’écrire se livre : se lance en avant.
Parutions
Claude Royet-Journoud : OMVELTNINGEN [Le renversement], BEGREPET HINDRING [La notion d’obstacle], OBJEKTENE INNEHOLDER DET UENDELIGE [Les objets contiennent l’infini], DE UDELELIGE NATURER [Les natures indivisibles] traduit en norvégien par Jorn H. Svaeren et Gunnar Berge, accompagné d’essais de Gunnar Berge et Jonas (J) Magnusson, édition en quatre volumes présentés dans un coffret / édition en un volume destinée aux bibliothèques norvégiennes, H Press, novembre 2009.
Pascal Poyet & Goria : Trois textes cinq définitions, lnk x 7, février 2010.
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